L'Histoire

Ce manoir était immense, somptueux et froid. On s’y perdait vite pour dire vrai, il semblait presque devoir être né Petrov pour se retrouver dans ce labyrinthe en huis-clos. Vous, vous le connaissiez par cœur. Isaak et Mikhaïl, les étranges jumeaux venus s’ajouter aux habitants de cette bâtisse mystique, cette bâtisse qui faisait frémir vos voisins la nuit, celle que l’on évitait le jour. Cette bâtisse que tu as laissée derrière Mikhaïl, cette prison que tu as abandonnée après un dernier regard. Ce regard, il était porté sur la fenêtre de la chambre de ton frère. Pour qui d’autres ? Qui d’autres as-tu eu pendant ces années de solitude, coincé entre les murs de ce manoir ? Tu n’avais que ton être brûlant et ton frère. Isaak. Isaak que tout le monde hait, sauf toi. Isaak, ton oxymore, celui qui te complète de manière si étrange. Personne d’autre ne te manquera, ni ta mère qui t’a bercé de mensonges pieux, ni ton père qui t’a biberonné de violence au creux de la joue et des côtes. Tes larmes, elles ne sont que pour ton frère, ces larmes que personne ne voit quand, dans l’avion, tu vois ton pays natal disparaître sous les nuages. Ta main se resserre autour de ta cuisse, là où vos serpents se mêlent. Petit fugueur aux grandes ambitions a tout laissé derrière.

Ton rire résonne, une nouvelle fois, pour venir flatter l’ego de cette femme. Pour lui faire croire qu’elle est encore intéressante alors qu’elle serre ton corps nu contre le sien, perdu dans les draps. Elle te parle d’un nom connu du milieu, elle te dit qu’elle pourra te le présenter si tu le veux, qu’il va bientôt s’installer à Busan suite à son divorce. Tu souris et acquisses, heureux d’avoir charmé la bonne personne. Toi qui pensais bientôt partir chercher un peu plus de gloire à Séoul, la voilà qui vient se présenter d’elle-même à toi. Ce nom ne t’est pas inconnu, au contraire, tu as fantasmé son nom sur tes habits, sur ta peau. Tu le répètes dans un murmure, habituant ta langue à ses sonorités particulières, te demandant à quoi cet homme peut ressembler dans la vraie vie. Puis elle te ramène à la réalité en te disant que son mari rentre bientôt, alors tu te rhabilles avant de te diriger vers la porte. Elle t’arrête, t’embrasse une dernière fois et glisse une liasse de billets dans la poche de ta veste. Tu la remercies et pars. À peine la porte fermée, tu essuies violemment ta bouche et accélères le pas. Tu te perds dans la nuit de Busan, tu rencontres des visages familiers, tu penses en reconnaître un en particulier au milieu de la foule. Tu t’arrêtes, le temps aussi, avant de secouer la tête. C’était un mirage. Un reflet qui t’a berné avec la complicité de la fatigue. Ça fait combien de temps que tu n’as pas vu ton frère ? Des mois, presque des années. Tu ne sais plus, c’est déjà trop. Pourtant, quand on vient enrouler un bras autour de ton cou, ton sourire réapparaît et un mensonge franchit tes lèvres.

Ton corps se plie aux invectives du photographe. Tu luttes contre la fatigue, tu as enchaîné les castings, demain tu joues un rôle régulier dans une série, et bientôt l’effervescence des défilés viendra achever ta santé mentale. Tu n’as pas mangé de la journée, tu ne manges presque plus à vrai dire, mais tu ne dis rien. Quand Yeong Su vient réajuster tes habits, tu ignores les cris de ton ventre et de tes muscles quand il exige d’allonger un peu plus la séance. Tu pinces les lèvres, mais tu te rappelles combien de prétendants tu as écrasé pour arriver jusqu’ici. Insolent, tu lui fais même un clin d’œil provocateur quand ses mains doivent passer autour de ta taille et ris quand il lève les yeux au ciel, fatigué de tes enfantillages. Tu n’as pas eu besoin de passer par ses draps pour qu’il te choisisse, et tu dois avouer le regretter un peu. Mais au fond, ça récompense enfin ton travail pour lui-même, c’est peut-être pour ça que tu as l’impression qu’il est différent. Ah, quand tu penses à ton rendez-vous de ce soir, tu as beaucoup moins d’entrain. Quand tu sors de ton travail, tu montes dans la voiture qui t’attend juste en face du building. Le passager est impatient de te voir, sa bouche est déjà perdue contre la tienne quand le chauffeur redémarre, essayant de vous ignorer. Quelques questions soufflées, mais vous n’écoutez même pas les réponses alors que tu soupires un peu trop fort, exagérant les sensations qu’il te procure. Les vitres teintées vous protègent des regards indiscrets, mais quand vous passer devant le casino, un éclair te traverse. Tu te figes un instant et essaies de le repousser pour regarder derrière vous. Ce n’est pas une illusion, pas cette fois. Il était devant le casino, tu es sûr. L’idée de le savoir dans cette ville te fait espérer autant qu’angoisser, car il peut autant te sauver que te ravager sans retour. Mais ton amant te ramène avec force, te fait mal alors que tu demandes à ce que l’on arrête la voiture, tu perds ton masque un instant. Mais vous filez à vive allure, et il ne s’arrête pas.