L'Histoire Un garçon. Ils allaient avoir un garçon. Ô déception. Et encore, le mot était faible pour décrire le sentiment qui avait secoué les futurs parents à cette nouvelle. Ils ne voulaient pas d'un petit garçon. Ils souhaitaient une petite fille. Pire que ça, ils avaient été persuadés qu'ils auraient une fille. La chambre était déjà prête pour accueillir la demoiselle. Les habits déjà choisis, le prénom déjà sélectionné... Tout était déjà orchestré, et apprendre que leur premier enfant était un garçon ne faisait pas parti du plan qu'ils avaient imaginé.
Ah... s'ils avaient pu savoir plus tôt...

Ces jeunes mariés avaient espéré si fort avoir une petite fille, une petite princesse, qu'apprendre qu'ils auraient un garçon eut l'effet d'une bombe. Déception, stupéfaction, incompréhension... avec un soupçon de déni dans les premières semaines. Mais c'était trop tard. Toute la famille savait, et les grand-parents étaient déjà aux anges. Un petit fils arrivait.
Son père lui donna le prénom de Kiran. Il l'avait entendu, un jour, en regardant une série américaine et s'était dit que cela irait bien au garçon. Un prénom qui ne lui ressemblait pas, qui n'avait aucun lien avec eux, sa famille, ses origines, un prénom éloigné de tout mais surtout d'eux. Un prénom qui n'avait aucune signification pour eux. Il fallait le nommer, et il fut nommer ainsi. Kiran avait à peine vu le jour que déjà, la chronologie de sa vie semblait toute tracée.

Un caprice. Voilà ce que c'était d'après les grand-parents. Ce n'était rien d'autre qu'un caprice. Ils n'avaient pas eu de fille ? Eh bien, oui c'était un peu décevant mais ce n'était pas non plus la fin du monde. Kiran était là, et il devait être aimé. Il était leur enfant.


S'occuper de cet enfant était plus une corvée, une obligation, qu'un réel plaisir parental au début. Sa mère le faisait parce que le plus souvent, elle n'avait pas le choix, qu'elle le devait. Son père le faisait pour soulager sa femme, et pour peut-être espérer créer un lien avec ce garçon qu'il ne voulait pas. Et l'on pouvait dire que le temps créait sa petite histoire. Il reliait les éléments, en inventait d'autres. Il manipulait à sa guise les journées. Un caprice, oui, cela n'avait été que ça. Ils avaient voulu une fille, mais ils avaient eu un garçon. C'était ainsi. Il ne pouvait pas tout effacer. Kiran était là, et quand son père le regardait, il s'excusait en riant d'avoir choisi ce prénom sur un coup de tête. Mais finalement, cela lui allait plutôt bien. Sa mère apprit à le dire avec le sourire, à susurrer son prénom avec délicatesse quand elle le tenait. La famille se formait petit à petit. Les couleurs tombaient goutte après goutte sur ce merveilleux tableau, faisant rayonner la petite demeure.
Sa génitrice se disait qu'ils pouvaient y arriver. Ils pouvaient le faire. Elle avait eu un fils, et plutôt que de le détester, elle devrait le chérir. Ce qu'elle essaya doucement de faire. Son mari faisant de même, il prit même du plaisir à lui chanter des berceuses le soir pour qu'il s'endorme.
Tout semblait enfin s'accorder après quelques mois un peu difficiles. Tout semblait entrer dans l'ordre des choses. Tout semblait être normal. Ils étaient des parents heureux, un sourire fier aux lèvres quand on leur disait que le petit garçon était beau. Ils riaient discrètement quand on leur répétait que Kiran aurait un avenir brillant et qu'il deviendrait quelqu'un de bien. De parents quelque peu malheureux, ils devinrent de jeunes parents prêts à affronter le reste, aux côtés de Kiran.

Trois années s'écoulèrent.
Trois durant lesquelles ses parents s'occupèrent de lui. Trois années durent lesquelles ils lui accordèrent de l'attention, et de l'amour. Trois années durant lesquelles ils s'apprivoisèrent tous ensemble pour ne former qu'un même dessin.
Sauf que rien n'était gravé dans la pierre, et tout prit fin quand la jeune femme tomba enceinte une seconde fois. Et pour leur plus grand bonheur, ce fut d'une fille cette fois. Ha Sun. Un rayon de soleil. Une bouille à en tomber par terre. Des petites mains adorables, et douces. Elle était magnifique. Non. Elle était plus que ça : elle était parfaite. Elle était tout ce qu'ils avaient toujours voulu. Kiran était devenu grand frère, et même s'il ne comprenait pas vraiment la signification de tout cela, il était heureux. Ses parents étaient heureux, alors il l'était aussi.
Ha Sun était une petite sœur gentille et douce... quand elle dormait. Elle avait de l'énergie à revendre, et un sacré caractère. Comparée à Kiran, elle était plus en train de courir partout durant ses premières années. Elle était un peu colérique et quand elle fut enfin capable de parler, plus personne ne parvint à l'arrêter. Elle avait toujours quelque chose à dire. Elle avait toujours quelque chose à faire. Petite, mais courageuse, elle grimpait aux arbres alors que Kiran la regardait d'en bas, soucieux qu'elle se fasse mal. Petite, mais un caractère un peu trop trempé pour son jeune âge, elle tenait tête à tout le monde. Jeune, adulte, petit, grand... elle se permettait de leur faire des remarques. Comparée à Kiran, elle était beaucoup plus vive. Ses parents diraient qu'elle était plus intelligente. Hors ce n'était pas que Kiran était idiot... loin de là, il était plus intelligent qu'on ne le pensait, il était juste souvent perdu dans ses pensées. Il était dans la lune. Ailleurs. Mais pas ici. Néanmoins, il restait plutôt bon à l'école – pas assez si on écoutait sa mère.

En grandissant, Kiran comprit que ses parents ne l'aimaient pas comme ils aimaient sa sœur. Ha Sun était clairement plus importante pour eux. Et lui n'était devenu qu'un élément du décor. Une ombre qui errait sans trop savoir où aller ou plutôt vers qui se tourner. Hors, ce n'était pas grave. Ses parents étaient heureux. Sa sœur aussi. Et cette dernière, elle, l'appréciait de tout son cœur. Elle était collée à lui dès qu'elle le pouvait. Elle se glissait dans son lit quand elle avait peur. Elle l'écoutait quand il lui expliquait quelque chose ou quand il parlait de ce qui le passionnait. Elle restait avec lui lors des réunions de famille, pour qu'il ne soit pas seul. Elle le décorait d'admiration et d'amour. Elle le dessinait comme le frère parfait et lui chuchotait souvent à l'oreille avant de s'endormir dans un rire aiguë. Elle était son soleil. Sa lumière. Lui-même n'en comprenait pas le sens réel, et il n'aurait pas réussi à lui expliquer. Mais il l'adorait. De tout son être. Elle était une bouffée d'air frais. Sa bouffée d'air frais.


Un retard. Un simple retard. C'était tout ce qu'il avait fallu. Une dizaine de minutes, tout au plus. C'était le peu de temps qu'il avait manqué. C'était le peu de temps qu'il avait laissé filer.
Kiran avait 12 ans, et après son entraînement de basket, comme tous les mercredis, il devait aller récupérer sa sœur. Mais quand il arriva, elle n'était pas là. Il patienta. Dix minutes encore. Puis dix. Et encore dix. Les secondes pleuvaient, les minutes se perdaient. Le temps défilait et rien ni personne ne pouvait l'arrêter. Un coup d’œil sur l'heure, et il en arriva à la conclusion qu'elle devait être rentrée sans lui, ou que ses parents étaient finalement passés la chercher.
La réponse était ni l'un ni l'autre. Ha Sun n'était pas rentrée. Elle était nulle part. Ils avaient fait le tour du quartier, passant chez ses ami.e.s. Ils avaient fait le tour de la ville, au cas où la petite se serait perdue. Ils avaient passé des coups de téléphone. Rien.
Ha Sun avait disparu. Hors il ne fallait pas perdre espoir que les autorités articulaient avec douceur. Ils allaient la retrouver saine et sauve. Elle devait bien être quelque part...
Quelque part, oui. Mais où. Avec qui, surtout. Les policiers furent contraint de conclure à un enlèvement. Quelqu'un avait pris Ha Sun avec lui et l'avait emmené plus loin. Un.e inconnu.e avait enlevé ce bout de soleil à sa famille, à ses parents, à son frère. Et ils ne sauront jamais qui, et pourquoi. Ils ne sauront jamais où était Ha Sun. Ils ne sauront jamais si elle était encore en vie, ou non.

A partir de là, tout s'écroula. Le beau tableau de leur belle maison, avec leur belle fille, et leur fils s'étouffa dans un océan de regrets, de larmes et de colère. Dans une mer violente d'incompréhension, d'acharnement, de soutien mais aussi de douleur, et surtout d'accusations. Ses parents n'avaient personne à blâmer. Les autorités faisaient leur travail. La famille les soutenait, même les voisins, même des gens qu'ils ne connaissaient pas étaient là pour tenter de faire passer cette épreuve infernale.
Ce fut sa mère qui jeta la première pierre. Ce fut elle qui craqua la première. Il alla la retrouver dans la chambre de Ha Sun, il la regardait, les joues mouillées par de nouvelles larmes qu'il venait de verser, la culpabilité le rongeant un peu plus chaque jour. S'il était arrivé à l'heure, cela aurait-il changé quelque chose ? Il ne cessait de se le demander. Et quand il aperçut sa mère, agenouillée sur le sol, serrant une peluche de sa petite sœur, il prit la parole et s'excusa. Au fond, il voulait être rassuré, qu'on lui dise que ce n'était pas sa faute, que ce n'était pas lui le méchant de l'histoire... Sa mère eut une réaction totalement différente. Elle le gifla, levant la main sur lui pour la première fois, crachant qu'il aurait préféré que ce soit lui qui disparaisse. Elle le gifla, une seconde fois, hurlant à plein poumons, la voix entrecoupée de sanglots, que c'était de sa faute, qu'il n'aurait jamais dû arriver en retard, qu'il n'aurait jamais dû venir au monde.
Et ces gestes la soulagèrent. Quelques secondes. Exprimer ces mots allégèrent son cœur l'espace d'un instant.
Alors plusieurs fois, elle recommença. Tous les jours un peu plus. Un peu plus fort, un peu plus bruyamment. Il n'y avait que de la colère, non, de la haine dans son regard alors qu'elle lui criait des horreurs, des insultes, des reproches. Son mari avait essayé de l'arrêter plusieurs fois, avant de laisser tomber et de la laisser faire. Il n'était plus le même depuis que Ha Sun avait disparu. Il se renfermait sur lui-même, il cachait son chagrin dans l'alcool ou dans les jeux. Il passait son temps devant la télévision. Il ne prenait plus en compte ce qui l'entourait. Ni son fils, ni sa femme, ni le reste. Sa princesse n'était plus là. Son monde non plus.


Le temps ne guérissait rien. Le temps n'aidait pas à taire la douleur. Physique ou psychologique. Le temps ne faisait que leur donner la force de devenir plus forts. Le temps ne faisait que les construire un peu plus chaque seconde, chaque minute, chaque heure. Le temps ne faisait rien. Il passait juste son chemin.
Ses parents finirent par divorcer. Son père lui avait répété un nombre incalculable de fois qu'il en était le fautif. C'était de sa faute si la famille avait explosé, si le tableau s'était déchiré, si la photo avait fini par brûler. Il avait fini par ne plus lui parler, par ne plus l'écouter. Rien que le voir respirer l'agaçait, mais il se retenait. Il lui montrait son dégoût dans son regard. Il fuyait son fils comme s'il était la pire maladie qui puisse exister. Il ne contrôlait pas sa femme, qui au fil du temps donnait l'impression d'aller mieux à l'extérieur pour éclater à l'intérieur. Elle avait même fini par s'en prendre à son mari. Tout fusait, les objets, les mots, les coups. Et le mari, lui, quitta la maison après que les papiers soient signés. Il partit sans un regard en arrière, sans se demander si laisser son fils ici était une bonne idée. Il partit, sans se retourner, le regard droit devant lui.
Et Kiran resta avec sa génitrice. Cette dernière voulait juste le faire disparaître. Hors, c'était comme si elle prenait son temps, y allant petit à petit. Pour lui faire du mal comme elle avait mal, qu'elle disait. Néanmoins Kiran avait mal. Tout le temps. Au cœur, au corps, à l'âme.

Tout passait tellement lentement. Une longue torture. Un supplice sans fin. Des coups à répétitions. Des insultes répétées. Personne ne semblait se soucier de savoir ce qu'il se passait chez eux. Si Kiran manquait les cours, sa mère inventait une excuse. Son père venait de partir, Kiran était dévasté. Si Kiran manquait un dîner en famille, il était malade. S'il restait enfermé dans sa chambre, c'était parce qu'il était puni. Il y avait toujours une excuse, toujours une justification.
Jusqu'à ce que ses grand-parents ne découvrent tout. Jusqu'à ce qu'ils ne voient de leur propre yeux ce que leur fille était devenue. Ils avaient hésité. Elle était leur fille, ils ne pouvaient pas la dénoncer. Ils ne l'avaient pas fait. Pas tout de suite. Mais ils finirent par le faire. Pour qu'elle se fasse aider, et surtout pour qu'elle arrête de faire du mal à son fils. Les deux personnes âgées prirent Kiran avec eux, se battant un peu pour obtenir sa garde, mais ne lâchant rien, voulant à tout prix lui donner ce qu'il n'avait pas eu : de l'amour.

La dernière fois qu'il observa sa mère, elle était accompagnée d'un officier de police, un regard noir braqué sur lui comme s'il était le pire criminel qui puisse exister.
Et depuis ce jour, il ne l'avait plus jamais revue. Ni elle, ni son père. Et c'était mieux ainsi.