« Non, je ne reprendrai pas l’entreprise familiale. »

Les mots avaient fusé. Simple, basique. Ce n’était pas son ambition de vie, et il tiendrait tête à son père aussi longtemps qu’il le faudrait, du haut de ses 24 ans. Il avait déjà suivi une formation pendant deux longues années au sortir du lycée afin de s’initier aux rituels du sadô, et il n’avait jamais accroché. Il avait ensuite dû étudier pendant quatre ans le commerce et autres foutaises qui ne l’intéressaient pas pour satisfaire les ambitions paternelles de la famille Shibata. Et puis, stop.

Kazuki, c’était un artiste dans l’âme : depuis petit, il était très créatif, que ce soit à travers le dessin, l’écriture ou tout ce qui était manuel. Il avait même participé au club de calligraphie de son collège, puis de son lycée. Alors certes, le shodô et le sadô étaient des arts traditionnels japonais, mais cela devait rester un loisir aux yeux de Kazu’, pas une profession. Il adorait son pays et sa culture, sa ville imprégnée du patrimoine nippon, mais il sentait que sa place était ailleurs, il ne savait l’expliquer.

Alors sur un coup de tête, il s’est inscrit au programme d’échanges de son université et réussit à partir en Corée du Sud, justifiant ce choix par le fait qu’il avait pris le coréen en seconde langue pendant ses études universitaires. Il aurait pu partir aux Etats-Unis vu ses résultats performants et sa branche d’études, mais non. Fasciné par la calligraphie, les idéogrammes coréens l’intéressaient et il voulait en savoir plus.

Il a d’abord passé un an en résidence universitaire à Busan, à explorer la ville, à étudier la langue, à apprécier ce nouveau rythme de vie dans lequel il prenait enfin l’indépendance que son père lui avait toujours refusée. C’était décidé, il ne rentrerait pas au Japon. Pas dans l’immédiat. Le temps que son paternel comprenne qu’il n’avait pas la main mise sur son avenir.

Il est donc resté. Il s’est mis en colocation avec un ami qu’il avait rencontré pendant son année d’études. Six mois plus tard, il rencontrait Leya, une coréano-vietnamienne avec qui il s’entendit bien. Trop bien. Si bien qu’après s’être tournés autour pendant plusieurs mois où Kazu’ pensait finir friendzoné, ils se sont mis ensemble. Bah ouais, lui, le petit expatrié nippon, réussir à voler le cœur de la mannequin envoûtante, maîtrisant cinq langues ? Eh bien il l’a fait. Et ils ont filé le parfait amour.

Mais pourquoi le passé ? Parce qu’un drame est survenu. La maladie a foudroyé le père de Kazuki, qui, malgré sa rancœur et sa relation conflictuelle avec lui, est rentré subitement au Japon, plaquant tout derrière lui. Au départ c’était juste un voyage pour lui, il pensait regagner Busan très vite. Et pourtant il ne revint pas, pas tout de suite. Il resta au chevet de son père, soutenant sa mère malheureuse. Il fut là pour son dernier souffle, et pour sa mise en terre. Il reprit à contrecoeur l’entreprise familiale pour aider sa mère, en tant que fils unique qu’il était. Pour la première fois de sa vie il aurait aimé avoir un frère qui fasse ce travail à sa place. Leya lui manquait, il l’avait quittée pour ne pas qu’elle souffre de son absence indéterminée et de son indisponibilité à son égard. Il devait être là pour sa famille, c’était son devoir.

Sa mère avait vu son fils tomber en dépression, être malheureux, et avoir du mal à se lever le matin. Un beau jour, elle le somma de retourner prendre le contrôle de sa vie qu’il avait laissée là-bas. Il en avait assez fait, elle se débrouillerait seule. Il lui rendrait visite. Elle aussi. Il avait le droit de vivre sa vie comme il l’entendait, il n’avait plus à se sacrifier. Kazu est donc retourné à Busan, un an plus tard. Il a rapidement trouvé un travail de professeur de japonais dans une petite école, et il organise parfois des shooting photo amateurs pour des aspirants modèles ou pour des blogueurs, youtubeurs et autres étoiles montantes du web. Il n’a pas encore annoncé son retour à Leya, mort de trouille, ne sachant que faire ou dire.