L'Histoire
je réajuste une mèche de cheveux derrière mon oreille, observant à travers la fenêtre. je ne compte plus le nombre d'années depuis que j'ai quitté mitu, cette ville qui m'a vue naître, cette ville qui m'a fait observer les pires chose dont l'être humain est capable. les lumières scintillent, la lune illumine les toits des buildings et mon regard se perd sur ce paysage que j'observe depuis plusieurs mois à présent. d'un geste rapide, j'attrape une cigarette que je coince à la commissure de mes lèvres, l'allume et tire une première taff. je laisse échapper un soupir alors que ce soir encore, je n'arrive pas à trouver le sommeil.

il est là, tapis dans l'ombre et je peut sentir sa présence. ce tortionnaire que d'autres osent appeler héros. son odeur empli la pièce et je déglutis à cette simple idée. qu'il soit aussi proche, qu'il soit encore là. mes yeux restent plantés sur ces immeubles, ces rues par lesquelles on peut deviner la vie qui défile. une nouvelle taff, et je reste plantée là, alors que je le sais, il se rapproche. impassible, je refuse l'idée de faiblir face à lui, de croiser à nouveau le regard du mal en personne. un nouveau soupir, et je me mordille la lèvre, ces images encore intactes reprenant place dans mon esprit.

≪ je pensais que tu n'aurais jamais quitté mitu, ni même la colombie faut dire. que tu aurais fait en sorte de diriger la ville. ça ne serait pas étonnant, quand on sait ce que t'as fait. ≫

calme, le ton assuré, je reste dos à lui. je connais les risques mais c'est comme si je le savais, il ne peut pas me faire de mal, pas encore.

≪ qu'est-ce qu'il te faut de plus ? ≫ que je souffle, calmement. je m'étonne moi-même de retenir ma rage, de contenir cette colère qui m'a rongé pendant si longtemps.

≪ ça a rien à voir avec toi c'qui s'est passé. toi t'es qu'une prostituée. tu t'fais baiser par la vie, et le pire, c'est qu'on dirait que t'en redemande. ≫

je peut entendre son rire qui me crispe, mes poings se serrent alors que mes yeux se ferment quelques secondes tout au plus. prenant mon courage à deux mains, je réussis finalement à me retourner, lui faire face. il n'a pas changé, toujours ce même air suffisant et ces yeux noircis par la rage. adossée à la fenêtre, je croise mes bras sur ma poitrine, et je continue simplement de fumer.

≪ faisons un résumé... tu étais là, le premier novembre mille neuf cent quatre vingt dix huit. toi et ton groupe, vous avez pris en otage la ville entière. tu penses sincèrement qu'on peut oublier ça ? qu'on peut oublier les coups de feu incessants, les cris des hommes qui sont censés nous protéger ? je m'en souviens très bien. mais tu sais quel est le souvenir qui m'est resté en tête, constament ? celui ou t'as tiré une balle dans la tête de mon père, juste en face de mon p'tit frère et moi. ≫

je me retiens de montrer tout sentiment, ravale ma salive comme si plus rien ne pouvait m'atteindre. et lui, il sourit simplement. il se réjouit d'entendre cette histoire encore et encore. ce passé qui me hante à chaque instant, que j'essaie d'enterrer dans un coin de ma tête sans réussir à y parvenir.

≪ t'en es fier, pas vrai ? d'avoir traumatisé autant de personnes en aussi peu de temps. ≫

j'ai du mal à rester de marbre, surtout en face de ce démon du passé. je continue de fumer, si insolente et si calme. je peut le voir, il ne s'attendait pas à une telle réaction de ma part. je n'ai pas envie de faiblir, pas cette fois. pourtant, je sais que ce qu'il peut dire ou faire peut me détruire, en quelques secondes à peine. je redoute ce moment en le vivant encore et encore.

≪ t'es heureux de voir ton pays dans un état aussi lamentable, pas vrai ? ça t'plait de voir des femmes violées, des hommes pris en otage, massacrés, de recruter des gosses pour faire toutes ces atrocités. faut croire que tuer mon père t'as pas suffit, puisque t'as aussi réussi à me prendre mon frère. c'était qu'un gamin, mais t'as quand même osé le recruter dans tes rangs pour que je puisse voir le mal dans ses yeux à lui aussi. t'es rien, t'es qu'un minable et après, c'est moi la pute... tu me fais rire... ≫

son rire est insupportable à entendre, je garde enfouies ces larmes qui ne demandent qu'à s'échapper.

≪ mais c'est comme ça que ça s'passe dans la vie ma belle. crois pas que t'es la seule à avoir vécu ça. on est tous dans le même bateau. toi, tu t'fais baiser, et moi, j'baise les gens comme toi. c'est comme ça qu'ça marche. l'avantage que j'ai sur toi ? tout l'monde se souviendra de mon nom. ≫

mes pensées s'embrouillent alors que je repense difficilement à ces années de terreur. je détourne mon attention quelques secondes tout au plus, le temps de tirer une nouvelle taff sur ma cigarette, reprendre un peu de contenance.

≪ et maintenant ? t'as eu ce que tu voulais non ? t'as réussi à détruire tout ce que j'avais là bas. qu'est-ce qui te faut de plus ? tu veux détruire la famille que je me construit ? l'endroit ou je vis ? qu'est-ce que tu veux ? ≫

mon ton se fait plus ferme, sans que je ne puisse le contrôler alors que mon regard se pose de nouveau sur lui. ses vêtements sont sales, sa veste trouée laisse finalement apparaître un bout de métal noir. je n'ai pas besoin d'en voir plus pour savoir ce qu'il me réserve.

≪ des fois, j'réfléchis à ce qui m'ferait vraiment plaisir. te prendre ton mari ? non... on sait très bien tous les deux que c'est pas un vrai mariage. détruire ton quotidien ? hmm... qu'est-ce que je viendrais foutre dans un tel pays ? je suis très bien cher moi. voyons voir ce qu'il reste... il semblerait que ce soit... toi ? ah oui, toi... j'me souviens encore de ton allure dans tes fringues miteuses, ton regard de gosse qui ne comprend pas ce qui s'passe. je m'en souviens très bien... qu'est-ce que j'ai aimé te voir comme ça. ≫

la peur me gagne peu à peu, et je tente de ne pas le montrer. je déglutis, tourne la tête un instant. je pose mon regard sur le sol, essayant de ne pas penser à ce qu'il m'attend. les images de celle que j'étais, gamine, sont bien ancrées en moi, je n'ai jamais réussi à les surmonter, à les effacer.

≪ tu crois vraiment que tu peux m'avoir comme ça ? que je vais me laisser faire après avoir surmonté tout ça ? je suis plus la gamine que t'as traumatisé, j'ai grandi, je suis passée à autre chose. ≫

je peut l'entendre rire, encore et encore. mes yeux sont remplis de haine, la colère fait rage dans mon corps alors que je reste impassible, comme si rien ne pouvait m'arriver de pire. j'ai l'impression de devenir comme lui, de laisser le démon prendre le contrôle de mon propre corps, et j'en tremble.

≪ tu n'crois pas si bien dire. regarde toi, t'as déjà perdu. t'as abandonné ta famille. tu t'es barrée à des milliers de kilomètres d'eux. t'as laissé mon visage occuper tes jours, tes nuits. y'a qu'à voir ton allure. tu crois vraiment que j'la vois pas ta haine, ta colère ? ≫

je sais au fond de moi qu'il y a une part de vérité dans ses propos. un voile devant les yeux, j'essaie de croire qu'il a tord, même si tout ça sonne faux.

≪ tu mens. j'ai une vrai vie ici, je suis heureuse, et tu pourras pas m'enlever ça ! ≫

je ne supporte plus son rire, sa voix. je crache ma colère alors que d'un geste nerveux, j'écrase ma cigarette. je tire sur les manches de mon pull en croisant à nouveau mes bras, mon regard défiant plongé dans le sien.

≪ t'y crois, c'est bien. t'as déjà regardé ton reflet dans un miroir ? parce que c'est clairement pas ce que tu dégages. tu crois que ton mari va supporter longtemps tes cris de peur en pleine nuit ? tu crois qu'il va supporter te voir venir te réconforter dans ses bras tous les soirs ? tu l'sais aussi bien que moi que ça va mal finir. à ne plus dormir, tu finiras peut-être par perdre ton boulot ? ou alors... tu finiras à l'hosto avec toutes les bouteilles de gin que tu t'enfiles. tu vas finir par tout perdre ici, et tu sais quel est le seul endroit ou tu pourras aller ? tu vas retourner à mitu, parce qu'il n'y a que là bas que se trouve ta véritable vie. il n'y a que mon visage dont tu te souviendras quand finalement, tu viendras à crever dans les bas quartiers. ≫

il semble si fier, si confiant. j'ai envie de vomir. je suis figée sur place à l'entendre, n'arrivant plus à savoir si je dois garder espoir ou non. à cause de lui, de nouveaux doutes s'installent en moi, sans savoir si j'arriverais à y faire face. il m'est nécessaire d'y arriver, mais est-ce que j'en aurais encore la force ? ça fait bien trop longtemps que je vis avec ces stigmates d'une vie que je fuis.

≪ tu t'y arriveras pas. il me soutiendra quoi que tu puisses en dire. je sais qu'avec lui, je me relèverais. je vais gagner cette guerre que tu mènes contre moi, t'arriveras pas à m'avoir comme ça. je ferais tout pour que tu perdes, que tu arrêtes de te croire vainqueur. jamais, je me laisserais faire. ≫

je ne fais pas bonne figure, mais je tente de m'en convaincre. son sourire victorieux me tord le coeur alors que, en fin de compte, je le vois tendre le bras en ma direction.

≪ dans ce cas, il me reste qu'une chose à faire. ≫