L'Histoire Ses doigts pianotent à la vitesse éclair contre le clavier d’un de ces téléphones portables aujourd’hui si désuets, mais à l’époque tellement dernier cri. Ses chaussures plates frottent par instant contre le sol carrelé.
« _ Tu sais pas la dernière ? On s’est encore confessé à Park Byeong-Ho dans la cour !_ Aaah ? Tu déconnes ! Ses mains s’immobilisent presque soudainement. Elle suspend son regard en l’air mais se heurte aux écritures qui décorent la porte close. Derrière, les piaillements des filles s’écrasent contre le miroir.
_ Non je te juuure ! Le crissement d’un robinet qu’on ouvre, un jet d’eau qui vient habiller les petits potins qu’on se donne entre deux traits d’eye liner. Des pouffements de petites pestes.
_ Un cœur brisé de plus pour la longue liste de notre Park Byeong-Ho ! _ Normaal. Park Byeong-Ho ne peut pas appartenir à quelqu’un puisqu’il appartient déjà à tout le monde ! »Ses collants glissent lentement sur ses cuisses. Nonchalamment, elle laisse retomber les plis de sa jupe, glisse son portable à l'intérieur de sa manche. Un moment il lui semble avoir atterri dans le scénario basique d'un shojo. Il y a quelque chose de grotesque là-dedans.
Le verrou tourne et la porte s'ouvre enfin. En face, une rangée de petits culs parfaitement alignés se dressent devant le miroir. Un poignet s'immobilise, mascara en l'air, un rouge à lèvre s'arrête un instant sur une lèvre. Les yeux se fixent. Elle rejoint le rang. Sa main tourne le robinet. Les gestes reprennent sur une bouche qu'on peint de rouge, sur des cils qu'on teint de noir.
_ Il a dit oui. _ Aaah ?Le rouge à lèvre dérape soudain sur la joue, et le mascara heurte accidentellement le blanc de l'oeil. Quelque chose de grotesque oui.
_ Park Byeong-Ho, il sort avec cette fille. »On ne dit pas non à Gang Bora.
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Ses yeux dévisagent les pages du magasine, parcourent une liste de prix exorbitants. Cette petite écharpe serait parfaite pour les jours froids. Elle imagine vaporiser dessus l’odeur chic du parfum dont ils font la pub à la page 43.
Non loin, quelques mètres seulement, Byeong-Ho a les mains dans le moteur d’une vespa jaune. Il fait vrombir la bécane mais c’est tout juste si Bora réagit. Il insiste, mais du coin de l’œil, il aperçoit seulement la jeune femme se retourner sur sa chaise, jambes croisées, sourcils froncés. Mais ça n’a rien à voir avec le bruit, c’est seulement ces articles qui lui font envie. C’est dommage qu’il ne soit pas riche. Il a parfois la désagréable impression que ça va se finir. Quand il cherche l’amour dans ses yeux, il ne trouve que des paupières closes. Bora n’a pas beaucoup changé. Parfois, ses yeux brillent quand il lui dit qu’elle est restée belle. Ils ne sont plus ce jeune couple populaire d’autrefois. Pourtant lorsqu’elle vient passer une après-midi au garage, il lui arrive de croire qu’ils sont toujours bien assortis.
Il lâche la vespa, amorce un pas vers la jeune femme. Elle se raidit soudain sur sa chaise.
« _ N’avance pas._ Pourquoi pas ?_ Tu sens l’essence. _ Et alors ?_ Tu en as plein les doigts._ Une petite amie devrait pouvoir supporter ça. J’ai envie de t’embrasser. Il essuie grossièrement ses mains dans un bout de chiffon qu’il jette nonchalamment. En quelques enjambées rapides, il a déjà parcouru la distance qui les sépare. La distance. Qui les. Sépare. Il écarte les bras. Elle ne s’y engouffre pas d’elle-même mais il la sert fort et la sent gigoter contre son t.shirt.
Park Byeong-Ho a pris de l’épaisseur. Ses bras sont plus forts qu’avant, son torse plus dur. Gang Bora souffle un râlement sans ne rien dire de ces petits changements. Mais dans les bras de Byeong-Ho, elle se sent aimée comme elle-même peut s’aimer.
Elle tend une joue comme si de rien était, comme si elle ne le faisait pas exprès. Il faut attendre quelques secondes encore avant de sentir contre sa peau l’agressivité de ses lèvres.
_ Park Byeong-Ho ! »♡♡♡
Les murs de l’appartement sont clairsemés de souvenirs qui n’ont plus de secrets, de visages connus et parfois perdus de vue. Mais ce sont surtout leurs photos qui occupent le plus d’espace. Byeong-Ho et Bora à la plage, il a les bras autour de ses épaules, ses doigts à elle forment le v de la victoire, quelques sourires et quelques grimaces imprimés pour la vie par un polaroïd.
Ils n’ont jamais quitté Busan.
La Corée du Sud, ce n’est pas si grand. Bora n’a jamais eu envie de partir.
Les courses lâchées sur le comptoir de la cuisine, sa main soulève la vitre d’une fenêtre qui donne sur la minuscule cour d’une maison. C’est étroit. La résidence se découpe en petits appartements d’une ou deux pièces. Les gens vivent seuls ici, et c’est plutôt tranquille. La nuit s’engouffre dans les rues piétonnes. Un peu typique mais confortable.
Dans le lointain raisonnent les klaxons, quelque part au milieu des lueurs de la ville.
Le téléphone sonne, mais Bora ne répond pas. Ses doigts appliquent délicatement sur son visage un masque à base de concombre. L’appel bascule sur répondeur.
C’est maman tu as oublié ton kimchi. Papa aura besoin de toi au restaurant demain, n’oublie pas. Au même moment, une violente toux se fait entendre depuis la chambre. La jeune femme s’arrête quelques secondes seulement, mais son attention revient bien vite sur le reflet dans le miroir de la salle de bain. Bora se penche, la bouche en cœur et d’un clic, le portable immortalise le cliché.
« _ Gang Bora ! Je suis en train de mourir dans ton lit ! _ Va mourir chez ta mère, Park Byeong-Ho ! _ Aïgoo ! Aucune compassion ! Tu es vraiment la pire petite amie que j’ai eu ! D’un claquement sec, la porte coulisse. Gang Bora se tient dans la lumière et dévisage une masse abandonnée dans le noir.
_ Je ne savais pas que tu en avais eu d’autres. _ Aaah ! Pas la lumière non !_ Ah ? Ah ! Pas la lumière ? Pas la lumière ?Et d’un geste, son doigt trouve l’interrupteur et baigne la chambre dans une fausse clarté.
Ils ne vivent pas vraiment ensemble. Bora se sent vite à l’étroit. Parfois bien sûr, c’est confortable, sécurisant. Mais d’autres fois, c’est le sentiment étrange et pas franchement agréable de ne pas se sentir prête à franchir le pas. Mais Park Byeong-Ho est un jeune homme patient qui sait se laisser vivre. Et puis ils n’ont que 21 ans, ils sont encore jeunes, peut-être déjà ancrés dans leurs petites habitudes.
_ C’est quoi ça, sur ton visage ?_ Mon masque de martienne, il te plait ? _ Horrible. Je te préfère sans. _ J’ai ramené des médicaments, on va essayer de faire tomber ta fièvre. » Ils ont leurs gestes de routine, leurs échanges un peu simples. Byeong est un équilibre et un repère dans cette vie de jeune adulte. Il a la bienveillance dans le regard, même s'il n'en a pas conscience. Et puis entre eux, parfois, lorsque la situation l'exige, cette délicatesse qui leur appartient, un naturel un peu tendre. D'ordinaire, il s'occupe plus d'elle que l'inverse. Mais les rôles peuvent s'échanger, tant que ça ne dure pas. Bora n'a jamais eu de responsabilités qu'envers elle-même.
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Bora aime la mode. Elle ne sait pas coudre alors au lieu de s’imaginer styliste, elle pense que mannequin ce serait bien. Elle est bien assez jolie pour ça. Mais c’est difficile de simplement se faire remarquer. Il faut parfois du hasard et un peu de bonne fortune pour qu’on vous laisse une chance. Gagner.
Elle aurait pu aller à l’université, mais ce n’est pas vraiment une affaire de famille. On fait de grandes écoles pour de grandes responsabilités. Bora ne veut pas s’embarrasser avec ça. La vie de bureau, ce n’est pas pour elle.
Pour l’instant elle travaille dans une boutique de luxe pour homme. Les femmes sont trop difficiles, et elles vous prennent de haut, peut-être parce qu’elles savent pertinemment que les vêtements qu’elles portent pourraient aussi aller à la vendeuse. Elles se sentent privilégiées. Bora ne veut pas vendre des vêtements qu’elle aurait envie de porter. Les hommes pour la plupart sont plus sympathiques, ou tout juste indifférents mais pas méprisants. Il y a parfois de beaux jeunes hommes aussi, de riches héritiers qui font un peu rêver. Beauté ne rime pas nécessairement avec richesse. Certains flirtent. Les pauvres, c’est parce qu’ils ne savent pas que le plus beau c’est Byeong-Ho. Mais ces hommes qui sont ses clients ont les moyens de lui offrir tout ce dont elle désire. L’essentiel est peut-être ici. Lorsqu’elle fait défiler les chemises entre ses doigts, des associations lui viennent. La discrétion au fond n’est pas vraiment pour elle. Lorsqu’elle tend les vêtements, certains hommes tiquent, mais Bora sait y faire. On lui cède. Ca a toujours été ainsi. Bora sait se faire apprécier, sait se faire aimer. Les pourboires sont aussi bien jolis. On lui donne plus depuis qu’elle a cette nouvelle couleur blonde.
Tiens. La nouvelle collection vient d’arriver. Ce pantalon a l’air confortable, mais non pas extravagant. Il est sobre et efficace. Pour la première fois peut-être, Bora aimerait faire un cadeau à quelqu’un d’autre qu’elle-même. Non pas par obligation, courtoisie, seulement par envie. C’est une sorte de long processus. Sa vie se construit petit à petit autour de quelqu'un d'autre. C'est presque effrayant.
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Bora donne une caresse sur le tulle de sa robe cocktail. Une main comme un frôlement vient longer le bas de son dos. La silhouette ose un rapprochement, un semblant de fausse intimité. C’est presque à l’aise, trop, que la jeune femme lie son bras à celui d’un méconnu. Des sourires passent sur les visages. On lui glisse une coupe dans la main. Son nez esquisse un remous. En faisant abstraction de la conversation, Bora peut presque entendre le pétillement à la surface du verre. Il sent comme un Dom Pérignon. Avec un peu d’orgueil, ses papilles s’habituent à presque tout, mais c’est toujours comme une délicieuse décharge qui la surprend à l’intérieur de son corps à chaque fois que le champagne atteint ses lèvres. Au fond du verre il y a comme un dépôt de richesse, un chèque, une american express.
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On imagine toujours que les choix marquent des jours, comme autant de bifurcations sur un chemin inconnu. La vérité, c’est peut-être qu’on ne se sent pas bifurquer.
Bora regarde Busan comme quelqu’un qui l’a déjà trop vu. De loin, la mer donne l’impression de se jeter dans le ciel. Les choses ne changent pas vraiment, mais le jour agonise curieusement, cruellement. Bora ne voit pas l’absence mais elle la sent, quelque part, ici.
Elle se souvient avoir dit
c’est juste un métier, ce n’est pas réel. Pas réel les bras autour de ses épaules, pas réel les affections contre les pores de sa peau, ces faux sourires amoureux ou complices. C’est différent. Elle insiste encore dans sa mémoire. C’est une évidence que certains ne comprendront pas, tant pis.
Sa main glisse dans la sienne, plus longue, plus homme.
« _ Ne pars pas Byeong. Sinon ce sera fini._ C’est déjà fini. _ Depuis quand ?Il ne répond pas, n’a même pas ce sourire désolé qu’un autre aurait pu lui servir. Il pourrait lui dire que c’est fini depuis ce nouveau job, depuis qu’il pense un peu injustement qu’elle est devenue une fille facile en échange de quelques liasses. A quoi bon. Bora aurait pu comprendre s’il n’avait pas été question de lui.
_ Je veux vivre avec toi.Il retire sa main. Les mots tombent mais il arrête de chercher leur sens. Sa volonté est faîte et pour une fois, elle est plus forte que Gang Bora.
_ Ca ne marchera pas._ Je veux qu’on s’aime._ Non, tu veux que je t’aime.Mais c'est comme ça qu'on perd ce que l'on construit. Mais c'est comme ça qu'on tourne les pages d'un livre, qu'on raye des visages, qu'on enterre les souvenirs. Et finalement avec un peu de rangement, des années d'un
nous, tout tient dans un carton de déménagement qui traîne sous un lit.
_ Mais moi je ne connais que toi... »Et que moi.♡♡♡
Qu'importe lorsqu'on a jeté sur ses épaules une robe Valentino, et des Louboutins pour embrasser la vie.