L'Histoire

Tu commences ton aventure à Manille, dans un quartier qui te donne le goût de la poussière sur la langue, qui te donnent des bleus partout à force de vagabonder dans des endroits qui ne sont pas encore à ton niveau. Modeste, ta famille commence à véritablement s’enrichir quand tu atteins cinq ans, alors vous démangez, vous changez de monde. Vous passez de l’autre côté de la route, fini la maison louée à un propriétaire véreux, fini papa qui se casse le dos à essayer de garder les murs debout, fini maman qui fait tenir le foyer tant bien que mal avec ses quelques économies datant de sa jeunesse en France. Toi, tu ne comprends pas vraiment ce qu’il se passe, mais, instinctive, tu te fais très vite à ce nouveau décor, à ces nouveaux paramètres, à ce nouveau mode de jeu. Vous gagnez des niveaux rapidement, presque trop rapidement, si bien que dans les silhouettes qui viennent parfois s’entasser dans ce nouveau chez vous, tu perds de vu tes parents. Ces derniers deviennent un vague « bonsoir », un baiser rapide sur la joue quand tu as de bons résultats dans ta nouvelle école privée, des bruits de pas dans le couloir quand ils rentrent tard la nuit. Ils sont des interdictions, des enfants avec qui tu n’as pas le droit de jouer, ils sont source de tes larmes, de ton petit cœur brisé quand tu restes enfermer dans ta petite prison dorée.
Alors, toi, tu te trompes ta solitude avec de nouveaux jouets. Tu découvres la grâce des claviers et des souris, tu découvres l’univers des consoles. Ton enfance, c’est les trois premières Playstation qui s’enchaînent, c’est la Dreamcast qui continue à être saignée malgré les années qui commencent à se sentir, c’est la sixième génération qui va vers la septième. Tes caprices, ils sont numériques. Tu découvres internet, peut-être un peu trop tôt, mais qu’importe, tu es déjà Mozart sur un clavier, tu martèles déjà tes doigts sur les touches.


Tu as détesté la Corée. Tu l’as détestée dès que l’avion s’est posé, dès que ta famille a emménagé dans ce quartier chic de Séoul. Et elle t’a détestée, elle t’a détestée dès que tu es arrivée, du haut de tes quinze ans, dans ta nouvelle classe, avec ton nouvelle uniforme, tes nouvelles chaussures, ton nouveau sac. Elle t’a détestée pour ta peau, ton accent, ton insolence. Un jeu de « je t’aime moi non plus », une séduction lente, parce qu’au fond, elle t’a toujours fascinée, cette beauté d’Asie. C’est là-bas que tu as commencé à te faire connaître dans le e-sport, là-bas que tu t’es fait des amies formidables, là-bas que tu as gagné le plus d’expérience.
Quand l’année suivante, tu es arrivée à Busan, tu as presque pleuré en revoyant ta mer adorée. Ce parfum salé qui te manquait tant, cette chaleur qui ressemble à celle de ton enfance. Enfant déracinée de force, tu n’as jamais réalisé à quel point les Philippines te manquaient jusqu’à ce que tu mettes le pied sur les plages de Busan. Toutes les richesses amassées par tes parents n’auraient pu te soigner de ce mal du pays, voyager ne te fait pas peur, bien au contraire, mais tous ces changements ont été si violents pour toi que tu en veux toujours à tes parents t’avoir eu si peu de considérations en vous embarquant dans ce périple.


Respiration courte, cœur battant, main tremblante, tu oses à peine poser tes doigts sur le clavier. Tu es allée trop loin. Tu as fouiné trop loin. Parce que tu es incroyablement curieuse, tu es incroyablement idéaliste, tu n’as pas pu t’empêcher de continuer malgré ces voix qui te chuchotaient de retourner à ta vie normale, à tes jeux vidéo, à tes soirées après le lycée. Tu es à la dix-septième année de ta vie ce soir, le 30 octobre et tu es trahie. Joyeux anniversaire, jeune femme. Une larme coule sur ta joue quand on toque doucement à ta porte, vous devez aller passer la soirée au restaurant. Comment leur faire face après ce que tu as découvert ? Comment tes parents ont pu oser commettre autant de crimes, détourner autant d’argent et détruire autant de vie ? Si seulement ce n’était que de l’argent, tu aurais juste eu du mépris pour eu. Mais tu sais très bien en quoi une société d’import-export peut aider ces marchés noirs, ces mêmes marchés noirs que tu observes au plus profond du web. Tu connais aussi le caractère de tes parents, tu en as hérité. Personne ne peut se mettre sur leur chemin, et tu n’es pas sûre qu’ils épargneront leur propre fille s’ils venaient à savoir pour toi. Pourtant, tu te lèves, essuies tes joues humides et te repoudres le nez. Toi aussi, tu as cette force dans ton caractère et il t’en faudra plus pour te faire perdre le contrôle. Trahie, mais digne, tu rejoins tes parents avec ce même sourire, mettant ton manque d’enthousiasme sur un rhume fictif.
Tu ne dirais pas que c’est depuis ce jour que tu as décidé de devenir plus active dans le dark web, mais tu ne peux nier que ça a joué un grand rôle. Arsenic, c’est devenu ton autre nom, ton alter ego. L’arsenic est présent partout, en petite dose, dans l’air, le sol, l’assiette. Sous cette forme, il ne tue pas, mais peut altérer la santé des hommes, allant jusqu’à provoquer de graves maladies. Ce que tu fais parfois, te contentant de ralentir un réseau suffisamment longtemps pour te laisser le champ. Mais parfois, il tue. Lentement, il laisse un goût d’encre sur la langue, il fait cracher du sang, il fait convulser. Ça, c’est quand tes cibles ont trop joué avec le feu. Arsenic. C’est devenu une part entière de ta vie. Très peu de personnes connaissent ta véritable identité, se comptant sur les doigts de la main, et tu as toujours un plan de secours au cas.


Ce soir, sur les toits de Busan, tu joues aux équilibristes. Ce soir, devinant les étoiles naissantes sous les couches de nuage et de pollution, tu regardes le ciel. Ce soir, comme une reine au balcon d’un palais, tout semble t’appartenir. Le vent te caresse, frais dans ton cou, bienvenu dans cette soirée d’été. La nuit est jeune, le ciel porte encore les teintes violettes du coucher de soleil. Dans ta main, ton spectre, une caméra flambant neuve que tu mets en route d’un geste expert, braquant l’objectif sur le paysage qui s’étend sous pieds :

« Regardez, ça grouille, c’est beau, les petites fourmis. Tu glousses puis retournes l’objectif sur toi, offrant un grand sourire, un air enfantin sur le minois. Hé, c’est Antarès derrière l’écran, en chair et en pixel ! Je vous retrouve sur les toits de Busan ce soir, ne serait-ce que pour la vue mais aussi pour vous remercier, nous semble bientôt à dix millions d’abonnés ! Une vidéo plus sophistiquée est en préparation, mais je voulais improviser celle-là pour vous parler de tous mes projets en préparation, parce que, putain, y en a des tonnes. »

Tu continues ton charabia en anglais, le même sourire au bout des lèvres, imaginant les réactions de ta communauté tes annonces. Ta communauté, tu n’imaginais pas, il y a quatre ans, utiliser aussi souvent ce mot et en avoir une aussi importante et active, surtout aux vues de ton activité vidéo-ludique et ton ton parfois piquant. La recette de ton succès est un mélange de tout, peut-être ton minois atypique dans ce milieu, ta maîtrise des jeux, ta réputation dans le e-sport, ta proximité avec tes abonnés, tes coups de gueule, tes remarques à la limite de l’insolence, tes vlogs sur la Corée ou tout autre pays visité, ton contenu majoritairement en anglais, tes partenariats… A vrai dire, tu n’espérais même pas gagner ta vie grâce à ça, mais tu le fais. Alors, marchant à la bordure du toit, tu joues à l’équilibriste, entre deux mondes, deux identités. Antarès et Arsenic, à la fois si différentes et si complémentaires.